Lawrence FERLINGHETTI

Lawrence FERLINGHETTI



Notre ami Lawrence Ferlinghetti, Porteur de Feu des Hommes sans Epaules, est mort, lundi 22 février 2021 (un mois avant ses 102 ans le 22 février). Il était le dernier poète Beat. Mais à cette formule, il préférait plutôt dire : « le dernier des bohèmes ! » Poète, peintre, libraire et éditeur, il a fondé en 1953 City Lights Booksellers & Publishers, vite devenu un lieu mythique de San Francisco. En 1956, il publie Howl, le poème le plus célèbre d’Allen Ginsberg. Les deux poètes se retrouvent engagés dans un procès pour obscénité, qu’ils finiront par gagner. Howl contribue grandement à établir l’aura de Ginsberg et de la Beat Generation, autant que celles de Lawrence Ferlinghetti et de la City Lights. Son livre de poèmes le plus célèbre demeure Coney Island of the Mind (1958). L’année de son centenaire a paru, en français, son autobiographie, La Vie vagabonde, Carnets de route 1960-2010 (Le Seuil, 2019), où il dénonce notamment, selon sa formule, la « Coca-colonisation » de l’Amérique du Sud.

Lawrence Ferlinghetti est né le 24 mars 1919 à Yonkers (État de New York). Son père, Carlo Ferlinghetti, émigré italien (province de Brescia, en Lombardie), meurt alors qu’il n’est âgé que de six mois. Sa mère, Clemence Albertine Mendes-Monsanto, venue de France, est internée dans un établissement psychiatrique, presque en même temps. L’enfant est recueilli par sa tante Emilie, qui l’emmène à Strasbourg, où il vivra pendant cinq ans. Le français sera sa langue maternelle. Sa tante retourne vivre avec lui aux Etats-Unis, où elle trouve un poste de gouvernante, dans une famille très aisée : les Lawrence.  Encouragé à faire des études, Ferlinghetti termine brillamment son lycée, puis part en Caroline du Nord, à l’université. Mais la Seconde Guerre mondiale éclate. Ferlinghetti s’engage dans la marine. Il participe au débarquement en Normandie, avant d’être envoyé sur le front du Pacifique où, quelques mois après la fin de la guerre, il arpente avec horreur les ruines de Nagasaki.

Il devient ce qu’il est toujours : poète, pacifiste et libertaire. Il luttera désormais contre les totalitarismes de tous bords et contre toutes les guerres, notamment celle du Vietnam : J’ai l’impression que tu n’es pas guéri des rougeurs purulentes qui t’ont infecté les yeux. De retour aux U.S.A., il reprend ses études et passe un Master à l’Université de Columbia, en 1947, avant de partir pour plusieurs années à Paris, où il obtient un Doctorat à la Sorbonne, en 1950. Ferlinghetti s’oriente vers un poste d’enseignant, mais sa passion pour la littérature et son besoin vital de poésie, le détournent de la carrière universitaire.

En 1953, il fonde, à San Francisco, la librairie City Lights Books, à laquelle s’adjoint, dès 1955, la maison d’édition du même nom. « J’avais le sentiment que le continent et toute sa population avaient basculé vers l’ouest, confie-t-il. San Francisco n’a pas été fondé par des bourgeois mais par des marins, des chercheurs d’or, des ouvriers du chemin de fer, des manœuvres, des diseuses de bonne aventure... Quand je suis arrivé en train en 1951, je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que dans le quartier italien et bohème de North Beach, j’étais tombé dans le chaudron de l’anarchisme, du pacifisme et d’une scène littéraire et poétique ouverte, non académique, provinciale mais libératrice. » Ses choix éditoriaux sont largement orientés vers la poésie et la contre-culture. 

Lorsque les auteurs phares de la Beat Generation, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs, rejoints plus tard par Gregory Corso, arrivent à San Francisco au milieu des années 50, la City Lights Books devient logiquement leur quartier général. Ils se sont tous rencontrés à New-York, en 1944, mais c’est vraiment à San Francisco, que le mouvement arrive à maturité. Allen Ginsberg, arrivé à San Francisco en 1954, y écrit son poème Howl dans la foulée. Ferlinghetti assiste à la lecture, de Ginsberg, alors âgé de vingt-neuf ans, à la Six Gallery, et comprend qu’il s’agit d’un texte majeur, qu’il doit publier. Au même titre que Sur la route (1957) de Kerouac et du Festin nu (1959) de William Burroughs, Howl est l’un des chefs d’œuvre de la Beat Generation. La première édition (à ce jour, Howl s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, dans sa version originale) en 1957, tirée à 520 copies, est immédiatement saisie par la police.

Lawrence Ferlinghetti, l’éditeur, est accusé de distribuer de la « littérature obscène » et est arrêté : « Je fus conduit au palais de justice de San Francisco, où l’on prit mes empreintes digitales. La prison municipale en occupe les étages supérieurs. C’est tout à fait charmant et pittoresque, on se croirait revenu au Moyen Âge. En fait, cette visite forcée fut une épatante façon, pour la ville, de reconnaître officiellement l’essor de la poésie à San Francisco. Comme l’écrivit un journal : Ici les flics n’autorisent aucune Renaissance », écrit Ferlinghetti (in Evergreen Review n°4, 1957), qui poursuit : « Je déclarai, pour défendre Howl, que c’était le long poème le plus important publié dans ce pays depuis la Seconde Guerre mondiale, peut-être depuis les Four Quartets de T.S. Eliot. J’ajoutai à cela de nombreux « hélas ! », justifiés par la poésie stérile et polie et les vers bien élevés qui avaient prédominé, depuis les dix dernières années environ, dans la plupart des publications consacrées à la poésie, sans parler de « l’incohérence à la mode » passant pour de la poésie et proposé par maintes petites revues et maisons d’édition d’avant-garde. Howl commet de multiples  péchés poétiques, mais il était temps ! Il serait intéressant  de voir si certains critiques seraient capables de mentionner un autre long poème publié aux Etats-Unis depuis la guerre qui soit aussi révélateur de son époque, de son pays et de sa génération… Ce n’est pas le poète mais ce qu’il observe qui est jugé obscène. Les gigantesques déchets obscènes de Howl sont les sinistres déchets de notre monde mécanisé, perdus parmi les bombes atomiques et les nationalismes insensés. »

Le procès défraye la chronique durant tout l’été 1957, jusqu’à ce que le juge n’ait d’autre choix que de reconnaître la liberté d’expression, conformément au premier amendement de la constitution américaine. Ferlinghetti et Ginsberg sont relaxés. Un mouvement est en marche, en rupture avec la société de l’American way of life, sectaire, raciste et fasciste de la C.I.A. d’Edgar Hoover et du maccarthysme.

La Beat Generation ébranle la société américaine dans son conformisme, menant de front des batailles sur le plan littéraire, culturel, politique, existentiel et spirituel, luttant pour l’écologie, la liberté d’expression et la libération des mœurs et contre l’ethnocentrisme, l’homophobie et la paranoïa raciste. Il y a aussi, qu’à un moment où le poète est devenu cet habile assembleur de mots, les beats rappellent bruyamment que la poésie est d’abord affaire de souffle et d’inspiration. De là leur insistance à prôner le jazz, musique d’improvisation par excellence et qui inspire évidemment leur écriture : variations sur des rythmes fortement accentués, répétitions et utilisation de motifs et de refrains. De là aussi leur usage de la drogue et de tous les moyens de dérèglement des sens, dans la droite ligne de Rimbaud, comme procédés d’illumination, afin de se libérer des interdits et laisser la personnalité parler.

Le rôle crucial des beats en tant qu’écrivains et citoyens du monde s’apprécie au sein du vaste mouvement international qui, dans les années 1960, rejette la Guerre du Vietnam, Wall Street, le Pentagone, la bombe d’Hiroshima, l’industrie nucléaire et globalement, toute forme d’impérialisme culturel et politique, qu’il relève du bloc de l’Est comme du bloc de l’Ouest. Les beats ont assurément et également inspirés les mouvements de Mai 1968. Les hippies de Berkeley et Woodstock, le flower power, la contre-culture, leurs sont également largement redevables ; ce qui amena William Burroughs à écrire : « L’importance littéraire du mouvement beat n’est peut-être pas aussi évidente que son importance sociologique. » Jean-Jacques Lebel va jusqu’à écrire que le mouvement des « indignés » de notre temps, est lui aussi un enfant de la Beat Generation, tout comme le seront les visionnaires et utopistes à venir, que Lawrence Ferlinghetti appellent de tous ses vœux : L’heure est venue pour vous de parler – Vous tous amants de la liberté – Vous tous amants en quête de bonheur – Vous tous amoureux et dormeurs – Enfoncés dans vos rêves intimes. Quant à la City Lights Book; elle est toujours en activité et publie une douzaine de titres par an. 

Poète, romancier, dramaturge, peintre, éditeur (Ginsberg, Kerouac, Burroughs, Corso, Lamantia, Bob Kaufman…) et traducteur (Maïakovski, Prévert, Artaud, Breton, Bataille, Neruda, Pasolini, Cortazar…) ; Lawrence Ferlinghetti connait ses plus grands succès dans les années 60/70, notamment avec la publication de A Coney Island of the Mind (l’édition en français a paru chez Maelström en 2008), qui est l’un des livres de poésie les plus vendus aux États-Unis : traduit en neuf langues et tiré à près d’un million d’exemplaires. Ses amis disparus, Lawrence Ferlinghetti poursuit le combat. Récemment encore, en octobre 2012, il refuse le prestigieux Prix Janus Pannonius et ses 50.000 €, avec le commentaire suivant : « Depuis que le prix est partiellement financé par l’actuel gouvernement hongrois, et depuis que les politiques de son régime de droite versent dans les règles autoritaires et  d’importantes attaques de la liberté d’expression et des libertés civiles. Je trouve impossible pour moi d’accepter ce prix. »

Les poèmes de Ferlinghetti sont ancrés dans une réalité géopolitique et sociale, engendrée par la volonté d’omnipotence d’un gouvernement américain, dont les actes impérialistes sont condamnés par le poète de manière explicite : Un nouveau parti est à la fête – Une nouvelle race d’hommes… Une race de barbares – qui n’ont pas franchi les portes – mais grandi à l’intérieur – Ils ont transformé la Maison Blanche – en Cheval Blanc – leur cheval de Troie – plein de soldats civils – avec des armes de destruction nocive.

Voici quelle fut sa réaction, à propos des croisades de l’administration Bush, après les quatre attentats-suicides perpétrés aux États-Unis, par des membres du réseau djihadiste islamiste Al-Qaïda, le « 11 septembre 2001 » : Et une vaste paranoïa déferle sur le pays - Et l’Amérique transforme l’attentat contre ses Tours Jumelles - En début de Troisième Guerre mondiale - La Guerre contre le Tiers-Monde – Et les terroristes de Washington – Expédient tous les jeunes gens – Une fois de plus vers les champs de tuerie – Et personne ne dit rien – Et l’on débarque – Tout ce qui porte turban – Et l’on évacue – Tous les douteux immigrants – Et ils expédient tous les jeunes gens – Une fois de plus vers les champs de tuerie – Et personne de dit rien… L’heure est venue pour vous de parler… L’heure est venue de vous prononcer – Ô majorité silencieuse – Avant qu’ils viennent vous chercher !

Lawrence Ferlinghetti est notre merveilleux ami et un grand poète et une poésie pour vivre !

 

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

A lire (en français) : La Quatrième personne du singulier, roman, (éd. Julliard, 1961), Un regard sur le monde (éd. Christian Bourgois, 1970) ? Tyrannus Nix ? (éd. P.J. Oswald, 1977), Œil ouvert, cœur ouvert (éd. Christian Bourgois, 1977), Amant des gares (Les Écrits des Forges, 1990), Un Luna-park dans la tête (Gros Textes, 1997), Blind Poet / Poète aveugle (éd. Maelström/Le Veilleur, 2004), Démocratie totalitaire (éd. Maelström, 2005), A Coney Island of the Mind et autres poèmes (éd. Maelström, 2008), Poésie Art de l'Insurrection (éd. Maelström, 2012), La Nuit mexicaine, récit, (éd. L’une et l’autre, 2013), La Vie vagabonde (Le Seuil, 2019).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




Dossier: GEORGES BATAILLE ET L’EXPÉRIENCE DES LIMITES n° 37

Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42

Dossier : Poètes chiliens contemporains, le temps des brasiers n° 45



 
DOSSIER : Georges HENEIN, La part de sable de l'esprit frappeur n° 48

Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52